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Deuxième Partie
Ailleurs et pourtant ici

Cet endroit… Cet endroit est indescriptible. J’ai l’impression de replonger des années et des années en arrière. Je suis perdue. Perdue dans cette ruelle sombre où j’ai atterri je ne sais comment. Je ne me souviens plus. Je ne me souviens plus d’avant, d’avant cette lumière aveuglante, d’avant d’heurter avec un bruit sourd le gravier et de me retrouver là. Des gens me bousculent et je manque de tomber. Il fait nuit, comme une nuit éternelle, avec cette pleine lune qui gouverne le ciel, cette pleine lune souveraine qui éclaire de sa lumière nacrée. Je me fais pousser quelque part par une vieille femme au visage défoncé par la vieillesse et les coups, elle a le nez tordu et des gouttes de sang perlent sur ses dents blanches et pointues. Elle devrait me faire peur, mais je n’ai pas peur. J’ai de moins en moins peur, d’ailleurs, j’ai l’impression de connaître cet endroit, enfin, vaguement, comme un lointain souvenir d’une vie antérieure. Non, pas de connaître cette ville noirâtre et brumeuse, mais de connaître cet endroit, de connaître la terre semée des pavés que je foule. Au loin, je vois un château de pierre, qui se dresse, inquiétant, devant le disque platine. La foule est toujours aussi dense aussi je dois jouer des coudes pour me faufiler à travers. Personne ne paraît me connaître, je marche la tête baissée et me fais la plus petite possible. Je ne veux pas rencontrer leur regard. Je me fais encore bousculer et j’heurte violemment la poutre de pierre d’un bâtiment sombre. Complètement sonnée, je tente de me remettre sur pieds mais j’ai très mal à la tête. Mes yeux cherchent un endroit où je pourrais m’asseoir, et j’avise un petit banc de granit à côté de la porte d’une masure inquiétante. Tandis que je m’installe, j’en profite pour détailler la masse de gens qui se culbutent dans la petite ruelle où il est très difficile de passer à cinquante à la fois. Il fait nuit et pourtant je les vois très bien, leurs airs menaçants ne m’effraient pas vraiment mais m’emplissent d’incompréhension. Personne ne semble me voir, et c’est tant mieux, d’ailleurs il y a trop de monde pour que quelqu’un puisse faire attention à moi. Il y a des charrettes qui se fraient un passage dans la cohue hurlante, des grognements pas vraiment étouffés, des cris de mégères qui râlent car ça bouchonne, des caquètement de poules, même, et puis au coin de la rue je vois une créature planter proprement ses dents dans le cou d’une jeune femme à la peau pâle. Ca me file des frissons partout, brusquement. J’ai très envie de partir mais il n’y a pas de place pour moi. Alors je fais rapidement demi tour, comme il en est encore temps et je m’enfuis à toute vitesse.
Mes pas m’ont menée tout naturellement devant le château, comme si j’étais prédestinée à aller là bas. Les charrettes entrent par la grande porte, charriant tout de sorte de mets, et… des corps nus. C’est répugnant. Et le jeune homme qui mène les créatures tractant difficilement ce buffet sanglant a le teint blafard, les cheveux noirs et longs, et surtout deux canines de neige humectées d’un liquide rouge dépassent de ses lèvres charnues et sanguines. J’ai un peu envie de vomir, mais je me maîtrise. En plus, j’ai toujours mal à la tête, une bosse s’est formée à l’endroit où j’ai heurté la colonne. Je suis la charrette sans faire de bruit en me faisant la plus discrète possible. Ca marche fort heureusement, et si une bonne manque de me voir, elle finit par croire que c’est un serviteur.
Me voici maintenant dans un couloir désert de ce château. J’entends des bruits dans la chambre de gauche, des chansons, mais je n’ose pas aller voir. Il fait très sombre. Je ne vois presque pas mes doigts. Comme si l’obscurité faisait par entière de ce monde. J’ai vu la forêt au loin, le château est à sa lisière, dans un petit vallon.
J’entends des pas. Sans perdre une seconde, j’entre dans la pièce à côté où une voix aigre de petite fille fait des gammes. Il vaut mieux affronter une enfant qu’un homme dont le pas est celui de l’éléphant.

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